1375
La retraite d'Ibn Khaldoun
L'homme qui en 1375 (777 de l'Hégire) se retire dans la forteresse de Taoughazout, à plus de deux cents kilomètres dans les montagnes au Sud-Est d'Oran, cet homme pourrait paraître condamné : il a cherché en vain pendant des décennies le prince ou le vizir qui saurait relever la gloire de l'Occident arabo-berbère (Maghreb). De l'Ifriqia (Tunisie) à l'Andalousie, il a servi tant de rois et d'empereurs, les uns après les autres, qu'il passerait, superficiellement, pour opportuniste, pour infidèle aux princes qu'il sert, voire pour un traître. Il n'en est rien. Les quatre années de sa retraite vont voir se construire une œuvre qu'il s'impatientait depuis longtemps de composer : une Histoire réfléchie, méditée, enfin expliquée par la logique et non la succession hasardeuse et déstructurée que tant d'écrivains produisent alors en terre d'Islam ou ailleurs.
De ses méditations, naît son Livre des préceptes (Kitab al Ibar) et son introduction, bientôt lue et considérée comme un traité à part entière, les Prolégomènes (Muqaddima). Il cherche et il expose les lois "qui gouvernent la transformation de la société humaine". Passant en revue les acquis de la Géographie et du Droit des Institutions, il revisite l'Histoire culturelle et même linguistique. Il fonde également l'Anthropologie, la Sociologie, l'Économie.
Une fois posé le cadre général de ses études, il crée le concept d'Asabiyya ( عصبية), en redéfinissant un mot de l'arabe ancien utilisé dans l'antique société tribale. Ce concept n'a toujours pas de traduction exacte en français ! La restitution par "solidarité et cohésion sociale" est une périphrase encore bien imparfaite. Il s'agit plutôt d'une solidarité partisane ou d'un "esprit de corps" (première traduction en français). Il désigne aussi une adhésion collective forte à des valeurs et à cette solidarité.
Ibn Khaldoun aborde également d'autres questions : le déséquilibre démographique et économique du Maghreb après la Peste Noire de 1347, la question des inégalités économiques extrêmes dont il est un observateur averti, avec toutes les conséquences morales et sociales.
Le propre du génie est de poser des questions universelles, sans compter les nouveaux horizons offerts à la postérité, en cherchant à résoudre telles questions particulières. C'est le travail éminent d'Ibn Khaldoun à propos des régressions politiques de sa patrie.