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PESSIMISME

vu par Claude LÉVI-STRAUSS
 

Claude LÉVI-STRAUSS Tristes tropiques Plon 1955 - Chapitre XI Visite au Kyong (dernière page)

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     Le monde a commencé sans l’homme et il s’achèvera sans lui. Les institutions, les mœurs et les coutumes, que j’aurai passé ma vie à inventorier et à comprendre, sont une efflorescence passagère d’une création par rapport à laquelle elles ne possèdent aucun sens, sinon peut-être celui de permettre à l’humanité d’y jouer son rôle. Loin que ce rôle lui marque une place indépendante et que l’effort de l’homme – même condamné – soit de s’opposer vainement à toute déchéance universelle, il apparaît lui-même comme une machine, peut-être plus perfectionnée que les autres, travaillant à la désagrégation d’un ordre originel et précipitant une matière puissamment organisée vers une inertie toujours plus grande et qui sera un jour définitive. Depuis qu’il a commencé à respirer et à se nourrir jusqu’à l’invention des engins atomiques et thermonucléaires, en passant par la découverte du feu – et sauf quand il se reproduit lui-même – , l’homme n’a rien fait d’autre qu’allègrement dissocier des milliards de structures pour les réduire à un état où elles ne sont plus susceptibles d’intégration.

 

     Sans doute a-t-il construit des villes et cultivé des champs mais, quand on y songe, ces objets sont eux-mêmes des machines destinées à produire de l’inertie à un rythme et dans une proportion infiniment plus élevée que la quantité d’organisation qu’ils impliquent. Quant aux créations de l’esprit humain, leur sens n’existe que par rapport à lui, et elles se confondront au désordre dès qu’il aura disparu. Si bien que la civilisation, prise dans son ensemble, peut être décrite comme un mécanisme prodigieusement complexe où nous serions tentés de voir la chance qu’a notre univers de survivre, si sa fonction n’était de fabriquer ce que les physiciens appellent entropie, c’est-à-dire de l’inertie. Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d’information, donc une organisation plus grande. Plus qu’anthropologie, il faudrait écrire « entropologie », le nom d’une discipline vouée à étudier dans ses manifestations les plus hautes ce processus de désintégration.

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Pour la facilité de lecture, le scribe a scindé ce paragraphe en deux, initialement présenté d'un seul tenant.

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